Francis Alÿs, voyageur sans frontière
Avant la Biennale de Venise de 2022, où Francis Alÿs représentera la Belgique, l’artiste fait escale à la galerie David Zwirner de Paris qui, du 27 mai jusqu’au 17 juillet, lui consacre sa première exposition en France.
Ce sont deux files d’enfants qui se sont formées sur les plages de Tanger et de Tarifa. Leur action simultanée le 12 août 2008 prenait pour point de départ les rives opposées du détroit de Gibraltar. Les enfants, interprètes privilégiés des contes pour adultes de Francis Alÿs (né à Anvers en 1959) tenaient chacun un bateau réalisé à l’aide alternativement de tongs et de babouches, renvoi symbolique aux origines des migrants et à leur marche pour fuir leurs origines. Les enfants nageant à contre-courant allaient rapidement perturber les lignes, avant d’être rejetés vers les côtes compromettant ainsi le succès de leur traversée.
© Francis Alÿs et la galerie David Zwirner
Lorsque ce projet est exposé l’année suivante à Marrakech, la phrase «Comment pouvons-nous vivre dans une économie globale et nous voir refuser la liberté de circulation mondiale?» figurait sur l’une des vitrines. Le message n’est pas vain même quand la traversée l’a été. L’artiste en accroît la portée par l’envoi de cartes postales. Le message franchissait des frontières interdites aux migrants. Il n’y pas de marche sans démarche dans l’œuvre de Francis Alÿs.
La question des frontières
L’artiste, installé au Mexique depuis près de trente ans, n’a eu de cesse de parcourir le monde et de faire des frontières l’objet de ses réflexions.
© Francis Alÿs
Le projet présenté à la galerie David Zwirner qui hante l’artiste depuis près de quinze ans est à cet égard emblématique de son parcours artistique souvent inscrit dans des lieux interstitiels comme l’est le détroit de Gibraltar.
En 1997 déjà, The Loop envisageait un voyage de Tijuana à San Diego qui impliquait un tour du monde afin d’éviter la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Il contournait le politique pour mieux en dénoncer l’absurdité. Il poursuivra dès lors l’exploration des limites sensibles entre les États à Jérusalem (The Green Line, Jerusalem, 2004), à la frontière turco-arménienne (The Silence of Ani, 2015), dans les eaux extraterritoriales entre La Havane et Key West en Floride (Bridge / Puente, 2006).
La poésie
Francis Alÿs prolonge un engagement artistique ancré dans le XXe siècle mais par des modes d’expression poétiques peu coutumiers du genre. Difficile de penser «poétiquement» le travail au noir ou les sans-abri à Mexico qui sont autant de thèmes à la fois anthropologiques et géopolitiques. Il y parvient pourtant en insinuant le rêve dans la série des sans-abri (Sleepers, 1999) où ces derniers sont saisis dans leur sommeil.
Francis Alÿs évoque la détresse des désarrois du monde dans un langage qui conjugue poésie et légèreté de l’enfance
Alÿs a toujours photographié le spectacle de la rue, espace ordinaire de la vie quotidienne en Amérique latine, qu’il s’agisse d’ambulants, de chiens ou de SDF. Il cultive dans la série dédiée aux «dormeurs» la part de rêve, a priori difficile à concéder à ceux qui sont des leftovers. En quête d’émotion, Francis Alÿs les cadre au ras du sol, allongés sur des trottoirs comme indifférents au tumulte des voies rapides.
Absurdité et réalité tragique
L’artiste trouve par des processus décalés le moyen de nous sensibiliser à une actualité rebutante. Dans Paradox of Praxis 1 (Sometimes Making Something Leads to Nothing), vidéo de 1997, l’artiste pousse pendant neuf heures un bloc de glace à travers la ville, illustrant ainsi l’inanité des politiques menées par l’Amérique latine et pour lesquels en effet «faire quelque chose ne mène à rien». La parabole dénonçait la vanité de l’effort surhumain puisque le bloc de glace au terme de sa course fond irrémédiablement, réduisant à rien l’action déployée, à l’exception toutefois de l’œuvre qui en résulte.
Le propos est identique dans When Faith Moves Mountains, où il s’agissait de déplacer de dix centimètres une dune dans les environs de Lima. L’action devait être menée par des bénévoles exclusivement afin de mieux illustrer le gaspillage d’énergie. Comme dans A Story of Deception (2000-2010) qui retrace la quête d’un mirage, l’artiste traduisait la lassitude à l’égard des promesses politiques non tenues.
© Francis Alÿs
Alÿs cultive l’inattendu notamment des techniques. Son propos recourt logiquement à la vidéo certes, mais sans pour autant renoncer aux techniques traditionnelles de la peinture à l’huile et encaustique. Il n’y a pas de contradiction à un travail délicat, presque enfantin quand ses images mentales s’incarnent dans un petit collage dans lequel une montagne est ratissée par un peigne à cheveux. Autodidacte, allégé de toute une culture académique apprise à l’école des beaux-arts, Francis Alÿs reconnaît parfois puiser ses «images-rêves» dans les livres d’enfant.
Le paradis retrouvé de l’enfance
Les enfants sont au cœur de ses projets. Ils incarnent des rôles, tout en demeurant eux-mêmes. Pour Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River, Francis Alÿs avait d’abord songé à bâtir un pont à l’aide de cargos, une forme «d’ingénierie» à laquelle il finit par renoncer. Il lui préfère la métaphore de la chaussure, cet objet simple du quotidien métamorphosé en «vaisseaux» que portent des enfants convertis en «géants mythiques». La chaîne humaine s’était imposée à lui.
© Francis Alÿs et la galerie David Zwirner
Réel-Unreel tourné en 2011 à Kaboul en Afghanistan restituait par une allégorie un événement tragique à l’image d’une situation culturelle chaotique. Des enfants y roulent, déroulent et réenroulent des bobines de films dans les rues d’une cité dévastée. Tout ressemble à un jeu quand la réalité nous confronte avec brutalité aux 15 jours durant lesquels en 2001 les talibans brûlèrent les films de la cinémathèque de Kaboul.
À l’heure où la culture décrétée «non-essentielle» est condamnée à l’inexistence, la question de l’utilité de l’action artistique nous interpelle avec une intense contemporanéité. Pas de but aux déambulations de Francis Alÿs, pas de rentabilité à ses vidéos en accès libre sur Internet, seule la réflexion sur les désarrois du monde demeure. Francis Alÿs en évoque la détresse dans un langage qui conjugue poésie et légèreté de l’enfance. La raison d’être de l’art se situe peut-être dans cet interstice de bonheur perdu dans l’immensité d’un monde traversé par l’inquiétude.